| Trente 
            minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col. 
            Le signal de l’attaque avait été annoncé pour cinq heures trente, 
            soit juste avant l’aube, au moment où le thermomètre est au plus 
            bas, et où la fraîcheur contraint les sentinelles d’en face à 
            relâcher leur attention en se blottissant le nez dans leur capote. 
            Leur corps y exhale une chaleur le plus souvent puante mais 
            suffisamment douce pour achever de clore leurs paupières, qui 
            obturent des yeux bouffis de fatigue. Tous les états-majors de 
            toutes les armées du monde emploient ce fondement de la stratégie 
            basique : galvaniser ses propres troupes pour les tenir bien 
            éveillées et vigilantes jusqu’avant l’aurore, en misant sur 
            l’assoupissement et l’engourdissement du camp adverse. 
             Et Louis, notre caporal, de se rendre 
            compte à sa montre-gousset qu’il est déjà six heures. Dans quelques 
            minutes, là-bas vers l’est, du côté des tranchées ennemies, l’arrière-ligne 
            de l’horizon va commencer à se teindre d’un trait de lumière, 
            bientôt suivi d’un arc de cercle rougeâtre qui commencera à éclairer 
            les trois cents petits mètres de terrain dévasté qui séparent les 
            tranchées de première ligne des deux camps. Comme avertis par un 
            sixième sens, les sentinelles sortent toujours de leur douce torpeur 
            juste avant les premiers rais matinaux, de crainte que leur légère 
            somnolence, militairement criminelle, ne les amène à être traduits 
            devant les tribunaux militaires par les officiers qui les 
            surprendraient... Et en temps de guerre, les pelotons d’exécution 
            font foison…  
            Maintenant, Louis en est sûr : si, 
            dans les cinq minutes, l’ordre d’attaque n’est pas donné, les 
            sentinelles adverses seront vigilantes et la boucherie sera encore 
            plus sanglante que d’habitude ; il sera trop tard, il n’y aura plus 
            d’effet de surprise, si surprise il peut encore y avoir... 
             
            En effet, pense-t-il, pendant une 
            partie de la nuit, notre artillerie a pilonné l’étroit no man’s land 
            séparant les deux camps pour le débarrasser au maximum des rangées 
            successives de fils barbelés destinés à freiner une attaque adverse 
            (de quelque côté qu’elle vienne, au demeurant...). Nos Poilus ont 
            beau avoir été conditionnés à penser que les Teutons d’en face sont 
            des arriérés mentaux, ils ne sont pas débiles au point de ne pas se 
            rendre compte, ne serait-ce que par expérience, que les 
            bombardements nocturnes sont annonciateurs d’une attaque à l’aurore.
             
            Louis y a pensé, mais qui d’autre que 
            lui s’est fait la réflexion? Très peu de monde... Son régiment a été 
            décimé depuis des mois par de vaines attaques et contre-attaques qui 
            n’ont eu pour effet que de déplacer la ligne de front de quelques 
            kilomètres vers l’avant, puis de quelques kilomètres vers l’arrière. 
            Si encore il s’agissait d’une procession d’Echternach*, le gain de 
            terrain pourrait être conséquent au bout d’un moment… Mais non, même 
            pas, la ligne de front a très peu évolué, demeurant quasiment figée 
            depuis le début de la guerre...  
            Des cent soixante-huit hommes qui 
            constituaient initialement la compagnie de Louis, seuls quatre ont 
            échappé à la mort ou aux blessures graves lors de la dernière et 
            vaine attaque. Quatre anciens... Pour héroïsme sur le champ de 
            bataille et citation à l’ordre du jour du régiment, un caporal a été 
            promu sergent et les trois autres rescapés ont été commissionnés 
            caporaux. Le reste de la compagnie a été reconstitué par de jeunes 
            "bleus" issus d’un régiment de réserve, qui avaient connu une 
            formation militaire accélérée, tous âgés de 18 à 20 ans, sans aucune 
            idée de ce que peut être mortelle la sortie de la tranchée. Le 
            nouveau lieutenant est à peine plus âgé qu’eux. Il est frais promu 
            d’une formation accélérée en académie militaire, où son instruction 
            a surtout consisté à le persuader que son grade le mettait à l’abri 
            d’une erreur de jugement, qu’il aurait toujours raison et que la 
            victoire serait au bout du fusil s’il respectait les ordres d’en 
            haut. Bref, il était imbu de ses certitudes.  
            Et le lieutenant était un bon 
            élément. Le jour précédent, il avait appris du capitaine de 
            compagnie que sa section avait été sélectionnée pour être à la tête 
            d’une importante attaque le lendemain à l’aube. Il s'agissait de 
            tracer la voie pour l’ensemble du régiment qui se tenait quelques 
            centaines de mètres en arrière. Il avait eu peine à contrôler la 
            vanité qui l’enflammait. Il avait respecté ce qui lui avait été 
            enseigné. Lors de la distribution du repas du soir, il avait 
            harangué la troupe de bleus, le plus souvent quasi incultes, et eux 
            aussi formés à croire leur supérieur. "Nous avons été choisis..." 
            ; "L’état-major a estimé que c’est à notre compagnie qu’il revenait 
            de..." ; "Nous aurons l’honneur..." ; "Notre objectif est 
            primordial..." ; "Le terrain sera dégagé par un pilonnage 
            nocturne..." ; "Nous les surprendrons avant le lever du jour..." ; 
            "Ils n’auront pas le temps de résister" ; "Un quart d’heure plus 
            tard, notre drapeau flottera sur les débris ennemis..." ; "Le 
            quartier général compte sur nous...". S’en étaient suivies 
            quelques logorrhées patriotiques, qui s’étaient achevées sur la 
            traditionnelle annonce : "Double ration de gnôle", ponctuée 
            de hourras et vivats multiples. L’officier savait parler à la troupe 
            …  
            Louis et les trois autres "anciens" 
            n’avaient pipé mot. Leurs regards s’étaient simplement croisés et 
            avaient avantageusement remplacé tous les discours qu’ils auraient 
            pu échanger. Maintenant, ils étaient gradés. Ils ne pouvaient plus 
            informer la troupe des réalités qui allaient se présenter, au risque 
            d’être désignés comme traîtres à la Patrie, jugés comme tels et 
            fusillés pour l’exemple. De tels cas avaient été rapportés sur 
            toutes les lignes de front.  
            Lorsque le bombardement du no man’s 
            land avait débuté, alors qu’ils voyaient les yeux novices de leurs 
            pairs s’illuminer de joie, ils leur avaient quand même rappelé qu’un 
            obus, même ami, pouvait avoir été mal manufacturé ou mal orienté et 
            pouvait s’échouer sur leurs propres tranchées. Le lieutenant, 
            secrètement vexé de n’y avoir pas pensé, avait feint la fierté 
            d’être assisté de gradés aussi compétents. Il avait transformé en 
            ordre la suggestion de Louis de se mettre à couvert sous les sapes 
            renforcées de bois de charpente, creusées dans les tranchées 
            traversières menant aux secondes lignes, où se tenaient les 
            régiments de réserve qui leur succéderaient demain après le premier 
            assaut.  
            Vers quatre heures du matin, le 
            déluge d’obus avait cessé. Par le périscope, Louis avait bien 
            constaté que, comme d'habitude, peu de barbelés avaient été 
            désagrégés. En fait, il allait falloir zigzaguer parmi les trous 
            d’obus, gorgés de l’eau des averses du jour précédent. La boue 
            allait coller aux godillots, alourdissant et ralentissant encore la 
            marche, alors que la vitesse de progression constituerait l'un des 
            rares paramètres de survie (hormis la chance) quand les 
            mitrailleuses d’en face donneraient toute leur puissance de feu.
             
            Et pour ralentir encore ceux qui 
            n’auraient pas été tués dès après le coup de sifflet commandant 
            l’assaut, il y avait ces barbelés d’enfer sous lesquels il allait 
            falloir ramper et donner de la pince coupante pour que ceux de la 
            seconde vague puissent envisager atteindre l’ennemi. Louis savait, 
            comme ses trois amis, qu’en leur qualité de première vague, les 
            espoirs de s’en sortir étaient quasi nuls. Il avait beau avoir des 
            sympathies anarchistes et se déclarer athée convaincu, il savait 
            qu’au coup de sifflet, il invoquerait ce Dieu honni, tout en hurlant 
            comme les autres. Un appel au Tout-Puissant ne saurait faire de 
            tort…  
            Aux alentours de minuit, au lieu de 
            rêver de gloires et de victoires comme les gamins, il avait écrit 
            une "belle lettre" comme il disait, à celle qui, au village qui les 
            avait vus naître et s’unir, l’attendait. Surtout depuis sa dernière 
            permission avec, au plus profond d’elle, dans son ventre, la marque 
            irréfutable de la fureur de leur amour : cet enfant à venir pour 
            lequel Louis essayait de se convaincre qu’il allait se battre, afin 
            qu’il connaisse un monde meilleur et une patrie libre. Même lui, 
            l’anar, essayait de s’en convaincre, ce n'était pas peu dire !… Il 
            avait encore été cité en exemple par le lieutenant qui, le voyant 
            s’appliquer à la plume, s'était remémoré un autre passage de sa 
            formation : la veille d’un assaut, encourager la troupe à écrire à 
            sa famille. On peut être imbu de ses certitudes mais néanmoins 
            oublier les illettrés… Louis et ses trois amis avaient anticipé le 
            constat de carence. Ils avaient vite repéré ceux qui n’écrivaient 
            pas, masquant leur incapacité sous la forfanterie ou arguant de 
            l’absence de famille. Avec l’aide de ceux qui avaient suffisamment 
            fréquenté l’école pour pouvoir noircir quelques lignes, ils avaient 
            eu vite fait de veiller à ce que chacun puisse partir au combat en 
            ayant entretenu ses proches de quelques-uns de ses sentiments. Les 
            quatre anciens savaient que ce dernier petit mot serait longtemps 
            conservé comme relique familiale.  
            Une fois ces courriers achevés, il y 
            avait bien eu quelques scènes de vague à l’âme, quelques larmes qui 
            perlaient à la pensée de celles qui, là-bas, au pays… Le lieutenant 
            n’avait guère fouillé son argumentation pour galvaniser ces 
            faiblesses naturelles : « Vous êtes des hommes, tout de même ! »… 
            « Dois-je y aller seul ? » … le tout renforcé de « la Patrie 
            qui…» et « l’honneur que...».  
            Le reste de la nuit, Louis l’avait 
            passé à se taire, à penser à sa courte vie, à se remémorer ce qu’il 
            avait fait et ce qu’il aurait dû oser faire. A celle qui portait sa 
            descendance, il savait qu’il avait dit les beaux mots qu’il fallait 
            mais en avait-il dit assez ? Vivrait-elle longtemps avec son seul 
            souvenir ? Comment parlerait-elle de lui à leur enfant ? Il se 
            surprenait à regretter son combat politique, très engagé certes, 
            mais pas encore assez pour avoir su changer le cours des choses. Il 
            imaginait la victoire du prolétariat et des utopies du début de 
            siècle en serait-on là, à patauger dans la boue dans l’attente d’une 
            mort quasi certaine ? Même lui, le libertaire, avait su être 
            galvanisé par la défense de la Patrie…  
            o-O-o  
            Six heures et dix minutes : une 
            estafette s’est glissée de l’arrière, porteuse d’un message destiné 
            au lieutenant. Malgré son obligation morale de paraître flegmatique, 
            il pâlit et ses jambes vacillent légèrement. Il prend une bonne 
            respiration pour s’assurer qu’il pourra maîtriser les intonations 
            vacillantes de ses ordres. « Sous-officiers, caporaux et soldats 
            : attaque dans cinq minutes. Nous serons couverts par le feu des 
            sections latérales. Chambrez vos fusils mais ne tirez qu’à bout 
            quasi touchant. Mission principale : favoriser le travail des 
            porteurs de pinces coupantes. L’arrière compte sur nous pour ouvrir 
            la voie ». Un silence glacial plane quelques secondes, 
            interrompu bientôt par quelques jurons, quelques gémissements, des 
            pleurs, et même des vivats…  
            Louis pense maintenant à lui, à sa 
            peau. Elle est loin, sa bien-aimée… S’il veut vivre encore des 
            lendemains qui chantent, il doit agir en automate. D’abord, il fait 
            froid. Il a froid. Il relève son col. Il respire profondément. Il a 
            l’œil figé sur l’échelle de sortie…  
            Coup de sifflet du lieutenant qui, de 
            son revolver, pointe les hommes pour faire accélérer le mouvement et 
            surtout pour abattre la moindre velléité de révolte ou d’arrêt de la 
            progression. C’est au tour de Louis. Bien que regardant devant lui, 
            il croise un instant le visage terrorisé de son officier. Il voit à 
            ce regard poupon dépassé par l’ampleur du carnage à venir qu’il doit 
            craindre autant de lui que de ceux d’en face. S’il glisse dans un 
            trou d’obus, il risque d’être abattu par son chef paniqué, qui 
            l’assimilerait à un lâche feignant la blessure. Le vacarme est 
            assourdissant. Les mitrailleuses amies d’abord, qui tirent depuis 
            les côtés. Les mitrailleuses ennemies ensuite, qui s’en donnent à 
            cœur joie sur ces cibles à peine mobiles tant elles sont ralenties 
            par la boue et les inégalités du terrain labouré par les pilonnages 
            de la nuit.  
            Regarder droit devant, ne pas tomber 
            inutilement et provoquer ainsi une réaction disproportionnée du 
            lieutenant. Au fait, même s’il est sorti le dernier, est-il toujours 
            vivant, celui-là, n’a-t-il pas été abattu comme ceux que Louis vient 
            d’apercevoir choir tout autour de lui ? Il s’en fout. Lui d’abord. 
            Face à lui, deux rangées de barbelés quasi intacts entravent sa 
            progression. Il a maintenant l’excuse tactique pour se précipiter au 
            sol. Il sort sa pince coupante de son ceinturon et s’attaque à ces 
            fils qu’il abhorre mais qui, en même temps, lui octroient quelques 
            secondes de répit. Lorsqu’on voit et qu’on entend la mort autour de 
            soi, quelques secondes de survie ont toute leur importance et 
            procurent même du bonheur.  
            Louis pourrait prendre plus de temps 
            pour poser ses gestes et faire ainsi durer sa vie. Mais il a été 
            élevé à l’école du devoir. Il continue son travail : cisailler, 
            encore cisailler. Il se fait sourd aux cris de douleur des blessés 
            déchiquetés. Quand il entraperçoit certaines blessures chez ses 
            compagnons tombés près de lui, il se dit qu’il vaut mieux être mort 
            que de sortir de son corps des cris aussi effroyables.  
            Brutalement, il n’entend plus mugir 
            les mitrailleuses ennemies. D’un rapide coup d’œil, il remarque que 
            sa section est à terre : il n’y a plus de cibles mobiles ; il n’y a 
            plus que des morts, des blessés, ou quelques survivants qui 
            cisaillent… Le lieutenant, à côté de lui, siffle pour que l’avance 
            reprenne. Ne suscitant aucune réaction, il siffle encore puis 
            vocifère des insultes à l’égard des lâches qu’il va abattre … 
             
            « Mon lieutenant, ils sont morts, 
            ils sont blessés, et les vivants coupent. Tenez, prenez la pince du 
            mort à côté de vous. Si vous vous y mettez aussi, peut-être que ceux 
            de derrière pourront aller plus loin ». Et de fait, derrière eux 
            se fait entendre le coup de sifflet de l’officier commandant la 
            seconde vague. Et c’est reparti : à nouveau les mitrailleuses 
            ennemies crépitent et, simultanément, Louis et le lieutenant 
            entendent hurler les nouvelles victimes. A chacun sa mission : ils 
            ont entrouvert le passage, à la deuxième vague d’essayer de finir le 
            boulot, sinon ce sera pour la troisième, puis…  
            Fi de toutes ces considérations. Les 
            deux rangées de fils sont dégagées. Louis et le lieutenant 
            reprennent leur progression. La nausée les envahit à la vue et à 
            l’odeur des corps éviscérés. Déjà l’odeur des cadavres frais est 
            insupportable, que sera-t-elle dans quelques jours, s’ils ne sont 
            pas inhumés ?…  
            Un crépitement supplémentaire venu 
            d’en face, et le lieutenant tombe, foudroyé par un projectile au 
            milieu du front. Louis sent son estomac se révulser mais, 
            prosaïquement, il conclut que c’est une belle mort, sans souffrance, 
            si belle mort il peut y avoir. C’est un peu celle qu’il se souhaite… 
            un peu trop peut-être… La destinée l’a désigné… cette fois, c’est 
            pour lui ! Il sent un choc à la poitrine. Une onde à la fois chaude 
            et vibrante l’envahit. A l’instant, il sait que c’est fini. Il sent 
            encore l’onde atteindre ses pieds et sa tête… puis c’est le néant.
             
            o-O-o  
            Quelques jours plus tard, deux 
            gendarmes et le Maire de son village viendront avertir sa veuve de 
            son décès. Ils lui remettront cette dernière lettre dans laquelle il 
            concluait : « Si je dois mourir, sache que c’est en pensant à toi 
            et à notre petit ». Son épouse, et son fils né six mois plus 
            tard, ne pourraient comprendre qu’en réalité la vie l’a quitté si 
            vite qu’il n’a pas su penser à eux.  
            Louis est mort en ne s’imaginant pas 
            que sa femme l’attendrait jusqu’à la fin de sa propre vie, soixante 
            ans plus tard ; qu’elle prénommerait son fils Louis, en hommage au 
            père ; qu’elle s’engagerait dès l’armistice dans le combat pacifiste 
            et anti-militariste au nom du « Plus jamais ça » ; qu’elle 
            arpenterait plusieurs fois l’an la nécropole nationale où il serait 
            inhumé sous la mention « Mort pour la France » ; que son nom 
            figurerait sur un monument au centre de son village ; que son fils 
            serait, lui aussi, jeune père de famille lorsqu’il serait mobilisé 
            vingt-cinq ans plus tard pour mourir dans un nouveau conflit entre 
            les mêmes belligérants ; que son petit-fils périrait en Algérie... 
            Lui, le militant des libertés, il n’aurait pu imaginer que sa 
            descendance se fracasserait aux répétitions de l’histoire. 
             
            * L’expression "procession 
            d’Echternach" est passée dans le langage courant, en référence à la 
            procession dansante d’Echternach (Luxembourg), connue dans le monde 
            entier pour la très curieuse progression des fidèles : trois pas en 
            avant, deux pas en arrière !  
            Texte de Roger Stas, Flémalle 
            (Belgique), 2005  
            
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